samedi 28 février 2015

In-finir au féminin : Maël Guesdon ou le poème pour voir(e)


Maël Guesdon, Voire, Editions Corti, 2015.



Lecture de Voire, Editions Corti, 2015 (à paraître dans Résonance générale  n° 7, mars 2015)

(Proposition) Un livre voire un poème n’est rien d’autre qu’une activité en cours – même arrêtée. Celui dont je vais parler « ouvre’m », exactement comme on dit : « Et les autres choses manquent » – non qu’il faille s’en tenir à l’essentiel mais se tenir à « Tu continueras tout le reste. Passant vers ce qui là est empêché. Nous laissons voler. Notre musique éteinte. Préparer le feu d’ici voire. » D’ici là, je (pas pro)pose Voire.

(Démonstration) Quel titre ! Un livre en cinq moments de 16 pages puis 11, 13, 10 et 14. J’ai compté quatre occurrences du mot-titre (p. 33 puis 47, 73 et 80). Si j’en crois mon vieux Grévisse, en ancien français, voire (ou voyre) est un nom féminin signifiant vérité, ou un mot-phrase signifiant vraiment. Par conséquent, ces premières remarques quantitatives indiqueraient que de « vérité » unique, et du propos et du mot-titre, on aura bien de la peine à en établir une ! Avec voire, il s’agirait plutôt d’un shifter au sens d’embrayeur tel que Jakobson après Jespersen l’entendait, c’est-à-dire d’une unité linguistique qui renvoie à la situation d’énonciation, à l’écriture-lecture, au poème œuvrant. Bref, un mot qui engage une activité (trans)subjectivante. J’en voudrais pour preuves que le livre nous plonge d’abord dans une pluralité, « Toutes choses » (…) « Diffèrent toutes – matière peau esprit ou fable », où la différence est redoublée par la liste étrange que la « fable » semble toutefois orienter sur un fond où se tiennent, par la « peau », « matière » et « esprit » ! Le livre nous met également au défi d’un non-savoir puisque « toutes choses » se présentent d’abord comme « creuses, méconnaissables, par cercles ouverts sous l’action du vent ». Aussi Voire ouvre-t-il d’emblée ces résonances vocales : souffles de recommencements inouïs à chaque page, lancée de ligne, reprise de phrase… Et tout recommence – genèses sans origine autre que gestes en cours – par un voir cherchant son féminin avec cette soufflante intrusion agrammaticale : « Cela fait-elle un monde »… Bref, car je ne pourrai me laisser ainsi (dé)prendre au fil du texte par ses lignes de fuite innombrables, autrement qu’à reconnaître, dès que « monde » et par conséquent dès que « séries », ceci : Voire travaille à « retourne(r) l’ordre avec ce qu’il faut d’inquiétude ». Or tout est dans cette (dé)mesure (« ce qu’il faut ») d’une « inquiétude » impliquant « toutes choses » ! Elle engage une pluralité (un « fouillis ») d’expériences concrètes – jamais métaphysiques, idéelles, voire philosophiques… sachant bien que « le lien de vivre et raconter » se « défait » sans cesse (« Toutes images enlevées », les métaphores défaites), pour mieux trouver « nos articulations » : « Elle répète : les images filmées ou la mer ». Tout s’aventurerait dans ce « ou » d’une répétition féminine. S’entendrait alors le « même » d’un(e) « voire » : « Marche avec elle » où le « même » c’est aussi la « m’aime ». Je viens de sauter du premier moment au dernier mais, « allant au but. Entre dans son cri voire sans fin », je me dis qu’avec cette ligne oxymorique, on avance dans ce livre parce qu’il faut y aller – une certaine urgence le travaille jusque dans ses arrêts voire lenteurs. Faut y aller, donc,  voire : « du dos bifurque si c’est elle – ou la musique, de dire remonte un mouvement et tombe » ; et (re)donc en (re)venir… Alors qu’aucun récit autre qu’une voix voire « son cri ». J’aime l’appeler une relation mais ici je dois bien préciser « toutes choses disparues » parce que « c’est un lieu pour vivre : coupes où le flux n’a pas de reprise. » Donc ici la relation s’entrecoupe dans un flux de non-reprise : pas de couture qui vaille parce que sans cesse « reprend l’impossible pour lui de dire la phrase partant d’il ». Voilà : c’est cet « impossible » qui travaille le phrasé jusque dans la relation – le narré comme le lié « partant d’elles puisqu’elle viennent, et de ce qui les voit ». La focale est donc impossible autrement qu’à loucher ou à engrener deux modes du dire-voir-vivre-écrire (mélanger) qui embrayent dans des ratées : double mouvement, non contradictoire, mais pas non plus complémentaire, toutefois vraiment engrenés, qui font l’ouverture continue de Voire « à mesure qu’elle disparaît » dans cela même qui exige ou seulement invite, appelle, ouvre : « Marche avec elle ». Plus qu’un paradoxe, je verrais une tautologie (proposition toujours vraie) inimaginable et pourtant bien vive « d’une seule traite jamais ». Question de vitesse qui s’arrêterait ou d’arrêt qui partirait. Il « s’elle – ne me faites pas dire ». J'arrête le rebondir de cette trouée du phrasé...

(Scolie) Le premier livre de Maël Guesdon est une tentative étonnante et rare où « les choses » qui nous « arrivent ne se passent. Toutes choses devenues » parce que « méconnaissables ». Le poème n’est pas une connaissance quand bien même il dit vrai – fait relation : il est notre « insue » – pas issue ! Je re(commence) Voire (in)finir.

                                                                        Serge Martin

mardi 17 février 2015

Passer, parler : Yann Miralles dans les passages amoureux du poème.

Lecture de Ô saisons ô, L’Atelier du grand tétras, 2014 (on peut commander ici : http://www.latelierdugrandtetras.fr/parutions.php?livre=154)

Le poète sans poème ( c’est-à-dire la structure spirituelle seulement) n’est pas poète. Le poème sans poète (c’est-à-dire le don verbal pur) n’est que lignes rimées.
Marina Tsvetaieva
Ce livre part bien de Rimbaud, de son « Ô saisons, ô châteaux ! ». Outre le refrain toutefois amputé de ses « châteaux » – ce qui signale une réénonciation forte puisque la rime qui tient la formule est tenue –, l’exergue reprend ce distique : « Que comprendre à ma parole ? / Il fait qu’elle fuie et vole ! ». Le « il » qui, chez Rimbaud, est en relation anaphorique avec « Ce Charme ! », s’indétermine dans le distique isolé et ouvre donc à une parole dont la force est du type « Il pleut », c’est-à-dire dont la source est effectivement indéterminée mais certaine : on ouvre son parapluie ou on prend une douche !  Déjà chez Rimbaud, le sujet de la fuite et de l’envol est bien le carmen, ou « la formule rythmée » : rien moins que la parole comme « puissance magique » qui met tout dans la relation plus que dans les termes (« moi » et « toi » ou « ma parole » et « ta parole » ou encore « mon écriture » et « ta lecture »). Plus encore : « Ce Charme », chez Rimbaud, en relation cataphorique avec le sujet du vers précédent, « Il s’est chargé de ma vie », constituait un opérateur de la subjectivation : c’est le poème, « la formule rythmée », qui porte « ma vie » ! Et, comme on dit qu’il n’y a plus de saisons (décidément, il pleuvrait des cordes !) –, je lis à la dernière page du livre de Miralles : « ils disaient vrai : il n’y a plus de saisons », alors « à quoi s’accrocher » (ibid.) autrement qu’à une « formule rythmée », au poème comme « parole » orientée – autrement dit amoureuse. Alors ce Ô, saisons, ô de Yann Miralles serait bel et bien, non une simple ode aux saisons même si le livre entre deux « poèmes d’un été » pose quatre saisons avec ses « dits de la distance », mais un rythme-relation – vous voyez que les cordes ne sont pas celle de la lyre mais celle qui nous mettent en cordée (vers quel ciel : septième ?), du moins en chemin : lignes d’erre et autres lignes de fuite : lignes de poème, lignes-relations – et je pense à ce  mot de Tsvetaieva à Pasternak : « Vis ton jour, écris, ne compte pas les jours, compte les lignes écrites. » Ce livre compte plus que les jours et les saisons, les lignes écrites comme autant de flèches d’Eros : attirances-poèmes.

Fuite et envol du poème-relation qui porte – fait tenir – la voix et la vie comme flèche : c’est là, outre le départ rimbaldien, la force d’une réflexion tenue in vivo sur le vers projectif d’Olson (p. 48) – voir son Projective verse de 1950. Il ne s’agit pas d’une réflexion formaliste chez Miralles, alors même que l’interaction la plus forte des formes de vie et formes de langage est à l’œuvre (une résidence éloigne et la relation s’augmente en correspondances). Je me contente du problème que pose fortement ce livre : « il n’y a pas de poème d’amour » puisqu’« il y a ce d’ qui est de trop. // il y a ce trait de moi à toi, qui relie / ici / & là-bas. // il y a ce vers projectif, / fil de pêche. // il y a / qu’il n’y a / que des poèmes / amoureux. » C’est le poème qui fait l’amour et l’amour qui fait le poème, ici dans le droit fil (de pêche miraculeuse en poétique du langage) d’un Apollinaire ou encore d’un Nerval, voire d’un Mallarmé, avec cette reprise incessante du mouvement d’amour (je colorise ma pêche miraculeuse) : « de là. dici. je suis (2-2-2) / comme prince d’Aquitaine (3-4) / à ma tour ; se voir en face (3-4) / sur l’autre rive (4) / et levant les yeux (5) / serait abolir (5)/ tout l’ivoire de la situation. (3-5)// mais il le faut pour rester flèche. (4-4) » Qu’est-ce qui fait « rester flèche » si ce n’est la prosodie – d’où la tentative de « chanson d’ici » – dont j’ai souligné quelques aspects en montrant la sémantique sérielle qui fait se tenir ensemble, dans des rapports sans cesse rejoués, un mouvement de la parole dans et par l’écriture, un mouvement amoureux qui va jusqu’à écrire le lien avec l’esperluette : « ce que disent Herv&liette » (comme dans ce poème, j’aime écrire « Clairémoi »). Ce qui défait tous les termes : « le proche/le lointain / ici sont réversibles, échangent leur nom ». Esperluette copule. Il ne s’agit pas de nommer mais de toucher : « flèche qui se donne / sans délai – / se donne ». Le poème fait entièrement relation « s’il porte des semelles / trouées de flèches en tout sens ». Rimbaud « dans tous les sens », pas dans un sens mais « sur le fil. / pas l’avant / pas l’après : dans le / pleinement présent ». La relation-le poème invente sa temporalité et sa spatialité alors que la distance est là entièrement investie par un dire qui ne cesse de « chercher encore comme une manière / de viser, d’aimer, d’emporter / un paysage. » Paysage d’amour qui s’emmêle les langues : « this is my saeta / huei / parce que I think mucho // mucho / à toi. » Pour toucher même « ceux qui sont pris pour cible au sens propre ». Le poème qui fait l’amour engage. Il engage même avec lui le pathos, le moment pathétique : « ton appel et ta voix / vibrent dans ma poche – ouf / enfin : c’est // un peu de là-bas / dans mon ici // un peu d’ici / dans ce là-bas » Le poème fait relation bien plus que le téléphone, parce qu’il reprend l’écriture dans la voix, parle « dans l’invisible / de là-bas », dans la moisson d’esperluettes qui recommence un sans cesse de la relation, comme un encore du poème « dans l’aujourd’hui que toujours / nous passons nous parlons ». Ce livre trouve alors les saisons de ce nous dans chacune de ses inflexions vocales. Saisons d’un vivre poème qui fait l’amour.